Le 17 avril 1975, les Khmers Rouges prennent le contrôle du Cambodge. Menée par Pol Pot, cette dictature terrorise la population pendant 3 ans 8 mois et 20 jours : les habitants sont affamés, emprisonnés, torturés, ou envoyés dans des camps de travaux forcés. Ce génocide a tué 1,7 millions de Cambodgiens, soit presque 21% de la population. Le Cambodge porte toujours en lui ces cicatrices morales et physiques à peine masquées : une omniprésence de l’Histoire est gravée jusqu’à devenir l’histoire personnelle de chacun. Les cicatrices corporelles des Cambodgiens sont autant de marques physiques d’un événement si fort dans leur vie et celle du pays, qu’il reste à jamais gravé sur leur corps et leur esprit. Peu de Cambodgiens ayant survécu à cette période ont le désir ou le courage d‘en parler. Cette absence de parole conduit à côtoyer les victimes chez qui le chemin s’avère long et douloureux vers l’énonciation des traumatismes vécus, des pertes, des deuils. Ce fardeau est exacerbé par la pauvreté qui reste très répandue dans le royaume.
Tut a perdu sa famille sous le régime Khmer Rouge : ses parents et ses dix frères et sœurs on été tués par les Khmers Rouges. Suite aux camps de travaux forcés, il a été fait prisonnier et torturé l’année de ses 15 ans. Dès notre première rencontre en 2010, Tut a de lui-même décidé d‘aborder ce douloureux sujet et s’est confié immédiatement, comme si cela était naturel d’en parler à une inconnue, comme si le moment était enfin venu. Parce que nous ne parlons pas la même langue, notre communication s’est développée à travers le langage du corps. Tut est allé jusqu’à se remettre en scène, à créer des reconstitutions pour témoigner de ce qu’il a vécu.
Dans mes images, les mimes se mêlent au quotidien. Chaque regard, geste ou objet devient un témoignage de la violence passée. Une fleur coupée, une amputation ; un fruit ensaché, les tortures subies. Parallèlement à cette démarche, dans une forme de rituel quotidien, j’ai cherché à mettre en avant la cicatrice au sens propre du terme, en tant que marque physique inaltérable. A travers la technique du light painting (littéralement peinture de lumière : temps de pose long dans le noir total où la lumière est créée par le déplacement d’une source lumineuse sur le sujet), j’ai photographié en analogie un jeune homme, au corps encore adolescent et vierge de toute violence, face à celui de Tut, marqué par la torture et le temps.
A mi-chemin entre tradition documentaire et technique plasticienne, Scars of Cambodia partage une rencontre intime et un portrait sensoriel de la mémoire enfouie, de la manière dont elle transparaît dans les gestes, les attitudes et les regards, de la manière dont elle peut définir une personne et la marquer à vie.
Scars of Cambodia est un projet transmedia, co-écrit avec le réalisateur Alexandre Liebert, qui se présente également sous la forme d’un documentaire de création muet de 30 minutes, et d’un webdocumentaire en cours de développement avec le Studio Hans Lucas.