Entre la dangerosité du travail et les épidémies de typhoïdes, beaucoup sont morts sur place. Combien ? Aucun chiffre précis. Les historiens peinent à trouver des pièces officielles. Dans le registre d’état civil de Port-Vendres seuls sept actes de décès sont dressés avec la mention « morts pour la France ». Quant aux corps, nulle mention de leur emplacement… peut-être dans une fosse commune creusée en dehors de l’enceinte du cimetière de Cosprons. En 2012, une stèle est posée en leur honneur.
Un siècle après la présence des Annamites à Paulilles la mémoire locale est encore vive. On me raconte que ces jeunes hommes furent « traités comme des esclaves » ; « ils ne comprenaient pas les consignes de sécurité en français, alors ils prenaient des risques, ils mourraient vite les pauvrets… » ; « ils étaient forcés, pistolet sur la tempe, de se rendre jusqu’à la taille dans les bassins de décantation pour brasser [le coton collodion hautement inflammable] »
Émue du tragique destin de ces Annamites je démarre une enquête ethno-photographique que je décline en plusieurs étapes. La restitution prend la forme d’une installation avec quatre éléments.
I Carnet d’un terrain miné
Un petit carnet de terrain raconte au jour le jour la genèse du projet ethno-photographique et ses trois étapes : retrouver les corps, honorer la mémoire, repêcher les âmes.
II La mémoire soufflée des Annamites : carte des sanctuaires
Les corps Annamites de Paulilles ont tout simplement disparu. La première étape de l’enquête est de retrouver la trace de ces corps soufflés, effacés, explosés : on me donne des pistes d’endroits où ils auraient été enterrés (fosse commune de Cosprons, tunnel près du parking d’autocar, bassins de décantation) et je photographie ces lieux recouverts de végétation. Élaboration d’une carte des sanctuaires à l’aide de ces photos et des archives de l’époque.
III Images explosées : Honorer les morts
La deuxième étape consiste à honorer les morts. Un travail autour de l’unique image d’archive des Annamites de Paulilles. Projection…
IV Le repêchage des âmes : amorce d’un rituel ethno-photographique
Je découvre un article écrit par Nguyèn van-Khoan en 1933 sur les rituels funéraires annamites. En cas de mort violente, l’âme des Annamites est perdue, errante, tourmentée et tourmenteuse. L’article décrit de manière extrêmement précise le rituel de « repêchage des âmes » et les objets nécessaires à sa réalisation : deux autels, un miroir, un bâton magique, une bannière d’âme, un mannequin en papier, un pont en toile blanche, un coq vivant, une petite échelle en pétioles de bananier, 7 drapeaux de papier, une marmite en terre remplie d’amulettes, une barque…
A l’aide des habitants des villages qui entourent la baie de Paulilles je prépare les éléments nécessaires à ce rituel de réparation (travail en cours). Puissent les âmes annamites perdues être repêchées afin que les vivants et les morts trouvent la paix.
Lors d’une résidence à Cosprons je découvre un pan de l’histoire coloniale française et de la première guerre mondiale : l’enrôlement de gré ou de force d’un millier d’Annamites (actuel Vietnam) pour remplacer les ouvriers partis au front de la dynamiterie de Paulilles. Nombre de ces Annamites sont morts en maniant les explosifs (coton collodion et nitroglycérine), enterrés sur le site même de l’usine ou dans une fosse commune, à peine mentionnés sur les actes d’état civil.
En 2018, exactement un siècle plus tard que reste-t-il de la mémoire de ces Annamites ? Je démarre l’enquête et initie un rituel funéraire ethno-photographique de repêchage des âmes…
Marion Lavabre est ethnologue et photographe. D’origine toulousaine, elle vit et travaille dans les Cévennes gardoises. Elle puise son inspiration dans la rencontre et le dialogue. Humaniste engagée, artiste documentaire, passeuse et médiatrice, elle aime avec son travail faire dialoguer les cultures, tisser des liens et déclencher des processus participatifs.