On entend des chuchotements étouffés dans ces photos, des cliquetis affairés. Et du vent, indifférent, qui passe et s’oublie au loin. Laissant à leur éternité fragile ces montagnes cendreuses, ces paysages de suie où elle aime tant se perdre. […] La photographie est le moyen qu’elle s’est donné pour rendre les lieux à leur étrangeté, les êtres à leur mystère ; l’appareil photo une lanterne, pour éclairer les galeries, révéler les interstices et se glisser entre les plis. S’attarder sur une lézarde du mur, attendant que la fissure s’agrandisse et libère un passage. […] »
M. G. En 2014, elle présente ‘‘Pluie noire’’ à la Galerie des Comptoirs Arlésiens, pendant les Rencontres photographiques d’Arles. Cette exposition est accompagnée de sa première édition ‘‘Notes sur pluie noire’’ chez Arnaud Bizalion Editeur. Par la suite, ‘coup de cœur’ du jury de la Bourse du Talent #60 (Pascal Beausse, Agathe Gaillard…), ‘‘Pluie noire’’ est exposée à la BNF, mais aussi à La(b) Galerie Artyfact à Paris. ‘‘L’oasis’’ est sélectionnée aux Nuits Photographiques de Pierrevert. Entre autres : elle présente ‘‘Down by the water’’ aux Comptoirs Arlésiens (2013), participe à la ‘‘Biennale internationale d’art Fresh Winds’’ (résidence et exposition en Islande (2012), au ‘‘Festival Traverse Vidéo’’ (2011), à ‘‘Jeune Création’’ (2005), au ‘‘Kyoto Art Center’’ (2003). Lucie Jean exerce en parallèle une activité de photographe et de graphiste, notamment au sein du duo « Kaminoto »avec la photographe Marcella Barbieri. Elle vit et travaille à Paris/Bagnolet.
Pluie noire – 黒い雨 A l’automne 2013, la possibilité m’est enfin offerte de revenir au Japon, dix ans après mon premier séjour. Mais ce deuxième séjour se teinte d’une couleur particulière. Trois ans après le tsunami et la troisième catastrophe nucléaire du pays, ce territoire insulaire et instable m’apparaît encore plus fragile, aux frontières de la chute, exposé au risque constant et imprévisible de la radioactivité.
La pluie noire ( Kuroi ame, 黒い雨 ), c’est le titre d’un roman de Ibuse Masuji, que j’ai lu et relu, et qui relate l’explosion de la bombe à Hiroshima. Un livre très noir, très sombre. La pluie noire est la pluie radioactive, mélange d’eau et de cendres, qui recouvre tout après l’explosion. Parallèlement, je suis frappée de retrouver cette image dans le terrible recueil de témoignages La supplication de Svetlana Alexievitch, qui est allée à la rencontre des victimes de Tchernobyl. Alors que cette pluie noire devient obsédante, mon attention est attirée par les estampes et gravures sur bois japonaises Ukiyo-e (浮世絵, terme japonais signifiant “image du monde flottant”), dans lesquelles la pluie est souvent figurée par des hachures noires, recouvrant entièrement la scène.
Ces livres et images m’ont hantée avant et pendant mon séjour là-bas.
Pourtant à distance de la “zone interdite”, à chaque pas que je fais, chaque paysage que je contemple, s’immisce en moi un doute face à ce poison invisible.
Quelles sont réellement les frontières de cette zone ?
Pour éprouver cette limite invisible, j’erre dans la nature, celle en bordure des villes. De partout, elle me donne l’illusion d’être maîtrisée, habitée, mais sa densité particulière me ramène en permanence à sa réelle puissance. Comme à travers un film de suie, je ne m’attarde pas seulement sur les détails fugaces de cette nature obscure et instable, sur les échos décalés d’une onde ou d’un filet de fumée, mais aussi sur les indices troubles d’une possible détérioration. Signes doubles d’une nature dominante mais altérée.
Chacune de ces images est le reflet de mon appréhension lors des nuits pluvieuses d’avant le typhon, de ma conscience sombre, emplie des images terribles des effets de la radioactivité sur la nature et les hommes. Tout peut s’effonder du jour au lendemain : le sol n’est jamais tout à fait stable, la nature tout à fait prévisible, la catastrophe tout à fait éloignée. Loin de prétendre témoigner des conséquences actuelles ou à venir de la catastrophe, ce travail porte juste l’empreinte de ce regard inquiet face à la menace sourde qui pèse sur un pays fascinant.